Sur tous les continents, le pharmacien est tenu à des règles d’éthique professionnelle, qu’on désigne aussi par les termes de morale professionnelle ou de déontologie. Ces règles permettent au pharmacien de savoir comment il doit se comporter lorsqu’il est confronté à un conflit de valeurs ou d’intérêt. Elles sont définies par un organisme professionnel qui peut en sanctionne les infractions. Cependant l’adhésion à ces règles et leur mise en pratique dépend en grande partie de la conscience du pharmacien. Cela est illustré par le texte suivant, rédigé par un pharmacien indien et publié en 2003 (1).
Les pensées dérangeantes d’un pharmacien communautaire indien
Raj Vaidya M. Pharmacien
“ Je suis un pharmacien communautaire et, debout derrière mon comptoir, je suis souvent confronté à de sérieux dilemmes et à des obstacles quand je délivre des médicaments, avec ou sans ordonnance. Je suis lié par une certaine éthique dictée par l’association pharmaceutique à laquelle j’appartiens et par le diplôme de pharmacien que j’ai accroché fièrement dans mon officine lorsque j’ai commencé à pratiquer.
Je me sens également lié par mon sens de la morale : parfois j’y souscris, parfois non. Ma conscience me » rattrape » chaque fois que je choisis de m’en écarter. Lorsque les deux ne font pas bon ménage, je suis pris en tenaille.
• De nombreuses publicités vantent les qualités des médicaments dits “ ayurvediques ” du genre antistress, traitement du diabète, médicaments énergisants, amaigrissants, etc.
Alors, dois-je être honnête avec le patient et lui dire que ce ne sont que des attrape-nigauds (des poudres de perlimpinpin) plutôt que des produits de santé ? Que ces publicités visent plus les intérêts des industriels que ceux de sa santé ? Si je ne lui rien, il achète le médicament et cela me rapporte sur le plan économique. Moralement, je ne suis pas satisfait. Mon devoir lié à mon diplôme de pharmacien a failli.
• Les vitamines. On me demande souvent quelles sont les vitamines sont les plus efficaces. Moi, je réponds qu’une bonne nourriture saine et équilibrée est plus efficace et qu’aucune référence médicale ne recommande les préparations de multivitamines. Le patient a du mal à croire cela. Il est conditionné par les publicités vantant les qualités des vitamines. Le pharmacien a encore échoué.
• Les sirops pour la toux. Les sirops les plus répandus contiennent à la fois un antitussif et un expectorant, combinaison irrationnelle. Mon honnêteté me dit que je ne devrais pas les recommander à un patient. Mais au lieu de les retirer du marché, on projette de les mettre tous en vente libre. La population est malheureusement très influencée par la publicité et les gens sont prêts à les acheter, même à l’encontre de mes conseils. Pourquoi ? Il semble que ce qui apparaît dans la publicité devient une référence pour tous (même si le produit est irrationnel ou inutile) et doit forcément être bon ! Bonjour l’éthique dans le marketing.
• Des multiprescriptions irrationnelles. Qu’est-ce que je dois faire lorsqu’on m’apporte une ordonnance contenant 10 médicaments ? L’éthique veut que je ne dise rien au patient, surtout pas que l’ordonnance est irrationnelle, car je doit respecter la décision du médecin. “ S’il a prescrit tous ces médicaments, c’est qu’il pense que son patient en a besoin”.
Mais, je sais que l’ordonnance est irrationnelle et que, moralement, je devrais dire au patient qu’il n’a pas besoin de la majorité de ces médicaments. Ils ne figurent ni sur la liste de médicaments essentiels publiée par l’OMS, ni sur notre liste nationale de médicaments essentiels (celle-ci existe, mais personne ne s’y réfère). Moi, je connais les principes de l’utilisation rationnelle de médicaments, mais que faire ? Que choisir ? Qui peut me répondre ?
Je pense que le médecin doit avoir ses raisons de prescrire ces 10 médicaments et je fais plusieurs hypothèses :
a) Il pense vraiment que c’est pour le bien du patient qui a besoin de tous ces médicaments ;
b) Il veut donner l’impression au patient qu’il est un bon docteur en lui prescrivant beaucoup de médicaments ;
c) Il doit soutenir les firmes pharmaceutiques puisqu’elles lui ont offert cadeaux et échantillons, sponsorisé ses voyages professionnels et de vacances, etc.
Mettant les 10 médicaments ensemble, je trouve beaucoup de possibilités d’interactions et d’effets indésirables. Devrais-je avertir le médecin ? Le patient pourrait craindre les effets indésirables et ne pas prendre les médicaments, perdre confiance en son médecin et celui-ci viendrait m’étrangler pour avoir perturbé sa pratique et causé des problèmes. Est-ce que cela l’inciterait à prescrire seulement deux ou trois médicaments à l’avenir si je lui faisais remarquer les interactions entre médicaments ? Devrais-je prendre cette position audacieuse et le lui signaler à chaque occasion ? Ou devrais-je plutôt laisser cela aux organisations de médecins et pharmaciens (en espérant qu’il y ait un changement rapidement).
Quelles réponses donner aux patients ?
• Lorsque le médecin prescrit trypsine-chymotrypsine, et que le patient me demande à quoi sert ce médicament, que dois-je répondre ? Faut-il dire que c’est pour réduire l’inflammation ou faut-il dire que son utilité n’a jamais été prouvée par des essais cliniques ?
• Que répondre lorsque le patient me demande si un mélange de vitamines B1+B6+B12 est bon pour les nerfs ? Dois-je dire oui ou non ?
• Quand les médecins prescrivent norfloxacine ou ciprofloxacine avec tinidazole pour traiter une diarrhée et que le patient me demande à quoi servent ces médicaments…, devrais-je lui dire que des infections différentes se produisent rarement ensemble et que la plupart des diarrhées sont virales et guérissent généralement sans médicament ? Et si, en posant des questions, j’apprends que les selles du patient ne contiennent ni sang ni mucosité, ai-je de quoi justifier cette thérapie “ coup de canon ”, contenant un antibiotique à large spectre et un antiamibien , sans analyse des selles ?
• Que dois-je faire lorsqu’un patient vient me voir avec une infection de la gorge et une toux en insistant pour que je lui donne des antibiotiques. Il ne veut pas aller voir un médecin pour des raisons diverses (peut-être le coût élevé). L’éthique professionnelle m’incite à lui dire de consulter un médecin, car je ne suis pas habilité à donner un antibiotique sans ordonnance. Le patient ira ensuite voir le docteur d’à côté et payera cher. Il recevra une ordonnance pour ciprofloxacine ou sparfloxacine ou cefdroxil, (sans analyse, ni test de sensibilité), et en même temps du dextrometorphane, un anti-oxydant et peut-être un composé multivitaminé ou un tonique. Il n’aura pas assez d’argent pour le tout, alors il prendra le tonique et une partie des antibiotiques et probablement ne reviendra pas pour le reste.
Aurait-il fallu plutôt examiner moi-même la gorge du patient avec une lampe et, pour l’infection suspectée, lui donner de l’amoxicilline à prendre pendant 6 jours, avec des gargarismes d’eau tiède salée, du repos, des inhalations, lui recommander de boire beaucoup pour liquéfier les glaires et aider l’expectoration ? En cas de toux, je lui aurais dit de prendre du jus de citron vert mélangé à du gingembre et du miel. Sans honoraires. Combien aurait-il économisé ainsi, sans parler du moindre risque de toxicité et du moindre coût des antibiotiques ? Ce serait l’honnêteté ! Mais je dois suivre les règles de la profession et non la morale.
Imaginez la pitié qui me remplit le cœur lorsque le médecin prescrit ceftibuten en suspension (très coûteux) pour un enfant, sans un test de sensibilité et sans essayer d’abord des antibiotiques de première ligne, simplement parce que le visiteur médical a demandé au docteur de l’aider à liquider le stock avant la date d’expiration à la fin du mois ! Comment puis-je en être complice ?
C’est vraiment un dilemme. Je me demande si je peux être fier d’être pharmacien, quand tout ce que je vois autour de moi (et même ce que je fais parfois…) consiste en la promotion de médicaments non-essentiels, de nouvelles molécules coûteuses (sans avantages particuliers), mis sur le marché et promus par des campagnes de marketing extravagantes et des dépenses démesurées, sans surveillance après lancement. Quand j’en parle aux représentants, ils n’ont qu’un mot à la bouche “vendre”, et la santé des gens arrive derrière tout ça!
Parfois je me dis que je serais mieux loti si j’ignorais tout cela, si j’étais un simple diplômé en pharmacie, sans avoir à donner ni conseil ni réflexion clinique : délivrer l’ordonnance telle que le médecin l’a prescrite et comme le patient désire. Mais serais-je en accord avec ma morale si, en appliquant strictement mes principes d’honnêteté et d’éthique, je ne pouvais plus subvenir aux besoins de ma famille ? Cette profession en Inde n’a pas de place pour des gens comme moi. Ne serait-il pas préférable que je quitte cette profession et que je monte une épicerie ? Au moins je pourrais être en accord avec moi-même ”.
(1) Ce texte a été publié en anglais par Medical Lobby for Appropriate Marketing (MaLAM, réseau international de professionnels de santé, basé en Australie et au Canada). Il a été traduit par PIMED, section francophone de MaLAM, basée en France. PIMED, 24 quai de la Loire 75019 Paris.